Depuis le XVIIIe siècle et « l’invention d’une pensée esthétique », la notion de beauté est liée à celle de fertilité, car l’être humain désire celui ou celle qui lui semble anatomiquement apte à procréer. C’est ce qu’explique Georges Vigarello dans Histoire de la beauté (2004) : pour être désirable, la femme est incitée à rester jeune, donc fertile, ou à en avoir l’apparence. Au fil des siècles, la cosmétique a ainsi développé une multitude d’outils censés répondre aux attentes des consommatrices aujourd’hui dictées par la publicité et les modèles culturels. Les crèmes anti-âge et anti-rides font partie des produits phares du marché, mais quelles sont exactement leurs vertus ?
Invariablement vêtue d’une blouse blanche, les cheveux d’un noir de jais et les yeux soulignés de khôl, Yolande Barat marche d’un pas vif sur le parquet grinçant de son institut de beauté. Sous l’escalier, elle attrape à bout de bras un large panneau orné d’un schéma, le pose sur une commode et commence la leçon : « ce qui nous intéresse en cosmétique, c’est l’épiderme ». À 83 ans et depuis 60 ans qu’elle exerce son métier d’esthéticienne, Yolande Barat aborde avec passion le sujet des cosmétiques. « Notre peau, je ne sais pas qui a conçu un truc aussi complexe et ingénieux mais c’est extraordinaire ! », s’anime-t-elle. Pour celle qui a créé sa propre marque de cosmétiques en 1994, la question de la nécessité d’utiliser des produits dits anti-âge ne se pose même pas. « On a besoin de crème anti-rides dès l’âge de 25 ans », assure-t-elle. Pourtant, l’efficacité des produits cosmétiques destinés à lutter contre le vieillissement, tantôt appelés anti-âge, tantôt anti-rides, demeure sujette à discussion.
Des termes marketing
Certaines marques différencient l’anti-âge de l’anti-rides, prétendant une action lissante en surface pour le premier et une action profonde et ciblée pour le second. Chez L’Oréal, ces termes désignent ainsi deux soins complémentaires puisque la marque assure développer « des produits qui ciblent uniquement les rides mais aussi des produits qui vont agir sur d’autres signes de l’âge » tels que « tâches, perte de fermeté, perte de densité des zones de l’ovale du visage, etc. Ces soins entrant alors dans la catégorie anti-âge ». Laurent Misery, chef du service de dermatologie du CHRU de Brest, ne prend pas la peine de les différencier : « les anti-âge n’existent pas car on ne change évidemment jamais l’âge. Ce n’est que du marketing. » Aussi tranchant que sceptique, il précise que « les crèmes anti-vieillissement, cachées sous le nom d’anti-âge, prétendent avoir des effets sur les rides et sur d’autres signes de vieillissement cutané tels que la perte d’élasticité » mais que ces « promesses n’engagent que celles qui les écoutent ». Pour Laurence Coiffard, professeure en cosmétologie à l’université de Nantes et cocréatrice du blog Regard sur les cosmétiques, l’utilisation récente du terme anti-âge témoigne au contraire d’une franchise bienvenue de la part des marques : « l’industrie a fini par comprendre que le terme anti-rides était abusif. Un cosmétique n’a jamais pallié à une ride. Il est donc plus honnête vis-à-vis du consommateur de dire anti-âge ».
Paraître jeune ou demeurer invisible
Quel que soit le nom donné à ces produits remplis de promesses, leur multiplication sur le marché de la beauté féminine témoigne surtout du jeunisme caractéristique des sociétés occidentales. « Depuis la nuit des temps, l’existence des femmes a été conçue de façon relative aux hommes. Leur corps était « à disposition », réduit à ses fonctions procréatrice et sexuelle. Il devait paraître désirable », observe Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et autrice de Le Corps des femmes. La bataille de l’intime. La fertilité allant de pair avec une certaine jeunesse, celle-ci s’est trouvée accolée aux notions de beauté et de désirabilité pour les femmes. Selon la philosophe, elles se sont depuis émancipées et ne se réduisent plus à leur corps, « mais cette conquête n’empêche pas qu’elles continuent de subir des injonctions esthétiques toujours plus nombreuses et renouvelées. Le terme anti-âge témoigne de ce point de vue d’une radicalisation car il véhicule l’idée que leur visage vieillissant est illégitime », dénonce-t-elle.
Pas de miracle mais une hydratation profitable
Car si tout le monde s’accorde à dire que les crèmes anti-rides ne comblent aucune ride, elles demeurent prisées pour leur effet tenseur. « Ce sont d’abord des crèmes hydratantes », souligne Laurence Coiffard. Et « une peau hydratée, c’est comme quand on cire des chaussures, ajoute Yolande Barat. Elle semble plus lumineuse, moins fripée », donc plus jeune. Pour l’esthéticienne, il est indispensable d’utiliser des crèmes non seulement hydratantes mais enrichies en collagène « car il y en a 75% dans la peau et on en perd 1% par an dès 25 ans » et en acide hyaluronique « qui empêche les cellules de se déshydrater ». Si ces actifs apportent bel et bien souplesse, tonicité et hydratation d’après Laurence Coiffard, elle estime toutefois que la peau a surtout besoin d’être nourrie à l’aide d’un simple excipient gras dans le but de la maintenir confortable. « C’est indispensable d’utiliser quotidiennement une crème hydratante, explique-t-elle, avec la mention anti-âge si ça aide psychologiquement » à accepter de voir le temps marquer son visage.
« Les rides sont certainement la principale cible patriarcalo-commerciale aujourd’hui, analyse Camille Froidevaux-Metterie, mais n’oublions pas que nous avons conquis le pouvoir de nous affranchir des normes, de les réinventer, de nous les approprier. Je veux croire que les femmes restent capables de distance, y compris quand elles prennent soin de leur apparence. Ce plaisir peut être vécu de façon assumée et sereine. » Le recours aux crèmes estampillées anti-âge ou anti-rides devrait finalement relever d’un choix éclairé, conscient et personnel, destiné à mieux s’apprivoiser dans le miroir et jouir de sa liberté, à la manière du maquillage.
La version publiée sur le site de L’Express est consultable ici.